Les Egungun au Bénin : Une Tradition Ancienne entre Mémoire Ancestrale et Ordre Social
Introduction
Danse Egungun au Bénin.
Le culte des Egungun constitue l’une des expressions les plus spectaculaires et les plus riches du patrimoine spirituel et culturel des populations yoruba et fon, particulièrement au Bénin. Ces entités masquées, considérées comme l’incarnation temporaire des esprits des ancêtres, descendent parmi les vivants lors de cérémonies rituelles d’une grande intensité. Par leurs danses, leurs oracles et leur présence imposante, les Egungun assurent la médiation entre le monde visible et l’au-delà, rappelant à la communauté l’importance du respect des valeurs sociales, de la continuité des lignages et de la mémoire collective.
L’étude de ce culte, profondément enraciné dans la religion traditionnelle yoruba mais également intégré au contexte béninois, permet d’appréhender la manière dont les sociétés ouest-africaines conçoivent la relation entre les vivants et les morts, entre l’ordre social et l’autorité spirituelle.
Origines et Signification
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Le terme « Egungun », issu de la langue yoruba, signifie littéralement « revenant »,
« esprit caché » ou encore « masque ». Il désigne l’ensemble des rituels liés au retour temporaire
des ancêtres dans le monde des vivants. Dans la cosmologie yoruba, les ancêtres ne disparaissent
pas après leur mort : ils demeurent présents, veillant sur leurs descendants, intervenant dans
leurs affaires et sanctionnant leurs manquements.
Le culte des Egungun est donc une manifestation tangible du principe de continuité entre les
générations. Chaque apparition d’un Egungun n’est pas perçue comme une simple représentation
théâtrale, mais comme l’irruption effective d’un ancêtre dans l’espace communautaire, rappelant
à tous la permanence du lien entre le visible et l’invisible.
Les Egungun dans la tradition yoruba et fon
Chez les Yorubas, et plus largement dans les sociétés où le culte est attesté, l’ancêtre occupe une place centrale.
L’Egungun en est l’incarnation rituelle : il exprime le pouvoir de l’ancêtre, sa bienveillance autant que sa capacité à punir.
Au Bénin, où les traditions fon et yoruba se sont entrecroisées, le culte Egungun a trouvé un terrain fertile.
Les rituels y sont souvent intégrés aux funérailles et à certaines célébrations communautaires, où les Egungun jouent le rôle
de guides spirituels, de protecteurs collectifs et de garants de la bonne transition des âmes vers l’au-delà.
Les Cérémonies : Déroulement et Symbolisme
Les cérémonies Egungun constituent de véritables événements communautaires, mobilisant initiés, musiciens,
chanteurs et spectateurs. Elles débutent généralement par des invocations et des prières adressées aux ancêtres.
Puis surgissent les Egungun, parés de costumes somptueux, entièrement dissimulés sous des couches de tissus
colorés et animés de mouvements chorégraphiques puissants.
Les danses, rythmées par les tambours sacrés — en particulier les bàtá, tambours à deux membranes —
ne sont pas de simples performances esthétiques. Elles sont considérées comme la manifestation physique
de l’esprit qui traverse le danseur. La cadence des percussions et les chants liturgiques permettent d’entrer
en communication avec l’au-delà, établissant un dialogue entre les ancêtres et la communauté.
Costumes et Masques
Les costumes des Egungun sont parmi les plus impressionnants de l’Afrique de l’Ouest. Constitués de couches multiples de tissus,
souvent richement brodés et ornés de motifs symboliques, ils recouvrent entièrement le corps du porteur, effaçant toute trace
d’individualité humaine. Cette disparition de l’identité profane manifeste le passage de l’homme au statut d’ancêtre incarné.
Les masques, parfois en bois, parfois simplement intégrés au costume textile, représentent des visages stylisés, des animaux
ou des entités mythologiques. Leur fonction première est de signifier que ce n’est plus un homme qui agit, mais bien l’esprit
d’un ancêtre revenu parmi les vivants.
Fonctions sociales et politiques
Au-delà de leur dimension religieuse, les Egungun jouent un rôle de régulation sociale. Ils peuvent, au cours des cérémonies,
admonester publiquement un membre de la communauté, rappeler les obligations morales, dénoncer les comportements déviants.
Ils incarnent ainsi une autorité à la fois spirituelle et politique, car leur parole est reçue comme celle des ancêtres eux-mêmes.
Le culte Egungun illustre donc la manière dont la religion traditionnelle se mêle au contrôle social et au maintien de la cohésion communautaire.
Le rôle des femmes
Bien que traditionnellement exclues de la danse masquée proprement dite — celle-ci étant perçue comme une expression de l’autorité masculine ancestrale —
les femmes jouent néanmoins un rôle décisif. Elles interviennent dans la préparation des costumes, dans l’exécution des chants rituels,
et dans l’organisation matérielle des cérémonies. Leur contribution, souvent discrète, demeure essentielle au bon déroulement du culte.
Les Egungun face à la modernité
Malgré l’avancée de la modernité, l’influence croissante des religions monothéistes et la globalisation culturelle,
le culte Egungun reste bien vivant au Bénin. Il continue d’attirer de larges foules, à la fois pour sa dimension spirituelle
et pour sa puissance esthétique.
En outre, les Egungun sont désormais étudiés par les anthropologues et présentés dans des festivals culturels,
ce qui contribue à la reconnaissance internationale de cette tradition comme un patrimoine immatériel majeur
de l’Afrique de l’Ouest.
Egungun et Vodoun
Au Bénin, où le vodoun constitue le système religieux dominant, le culte Egungun coexiste et s’articule avec lui.
Les deux traditions partagent une même logique de communication avec les ancêtres et les esprits, même si leurs
panthéons et leurs rituels diffèrent. Cette coexistence illustre le syncrétisme religieux et la capacité des
cultures béninoises à intégrer divers héritages spirituels.
Conclusion
Les Egungun représentent bien davantage qu’un simple spectacle de danses masquées : ils incarnent une philosophie sociale et religieuse
où la frontière entre vivants et morts demeure poreuse. Ils rappellent à la communauté la permanence du lien avec les ancêtres,
la nécessité du respect des normes sociales et la continuité d’une mémoire collective.
En ce sens, les Egungun constituent à la fois un rituel religieux, une institution sociale et un patrimoine culturel vivant,
témoin de la vitalité spirituelle et de la créativité artistique du Bénin et du monde yoruba.
Bibliographie sélective
📚 Ouvrages généraux sur les Yorubas et les Egungun
Drewal, Henry John, and Margaret Thompson Drewal. Gelede: Art and Female Power among the Yoruba. Bloomington: Indiana University Press, 1983.
→ Contient des analyses sur les masques et la place des rituels masqués dans la culture yoruba, avec des références aux Egungun.
Drewal, Henry John. Yoruba Ritual: Performers, Play, Agency. Bloomington: Indiana University Press, 1992.
→ Étude fondamentale sur la performance rituelle, notamment les Egungun, et leur rôle social.
Lawal, Babatunde. The Gelede Spectacle: Art, Gender, and Social Harmony in an African Culture. Seattle: University of Washington Press, 1996.
→ Bien qu’axé sur le Gelede, l’ouvrage éclaire aussi la parenté entre les cultes masqués Yoruba, dont les Egungun.
Mason, John. Four New World Yoruba Rituals: A Comparative Study. Brooklyn: Yoruba Theological Archministry, 1992.
→ Intéressant pour comprendre la survivance et l’adaptation du culte Egungun dans les Amériques (diaspora afro-cubaine et brésilienne).
📖 Articles et études spécialisées
Olupona, Jacob K. “Kingship, Religion, and Rituals in a Yoruba Community: A Phenomenological Study of Ondo Yorubaland.” Numen, vol. 38, no. 1, 1991, pp. 28–57.
→ Analyse des fonctions rituelles royales, avec des références au rôle des Egungun.
Beier, Ulli. “The Egungun in Yoruba Festivals.” Nigeria Magazine, 1950s–1960s (plusieurs articles).
→ Description ethnographique détaillée des festivals Egungun.
Clarke, Peter. “Ancestor Worship in Africa and Its Adaptation in Brazil.” Journal of Religion in Africa, vol. 22, no. 2, 1992, pp. 141–157.
→ Met en évidence la continuité du culte Egungun de l’Afrique vers la diaspora afro-brésilienne.
📑 Thèses et travaux académiques
Ogunleye, Foluke. The Performative Essence of Egungun Masquerade. Thèse de doctorat, University of Ibadan, 2001.
→ Étude approfondie du rôle performatif et théâtral des Egungun.
Aremu, P. S. O. Egungun Costumes: Art and Aesthetics of Yoruba Masquerade. Thèse de doctorat, University of Ibadan, 1984.
→ Analyse détaillée des costumes Egungun et de leur symbolique.
📚 Vodoun et contexte béninois
Herskovits, Melville J., and Frances S. Herskovits. Dahomean Narrative: A Cross-Cultural Analysis. Evanston: Northwestern University Press, 1958.
→ Étude pionnière sur les traditions fon et dahoméennes, qui contextualise le rapport au culte des ancêtres.
Verger, Pierre. Notes sur le culte des orisha et vodoun à Bahia, la Baie de Tous les Saints, au Brésil et à l’ancienne Côte des Esclaves en Afrique. Dakar: IFAN, 1957.
→ Référence incontournable sur les liens entre Egungun, vodoun et diaspora.
Argyle, W. J. The Fon of Dahomey: A History and Ethnography of the Old Kingdom. Oxford: Clarendon Press, 1966.
→ Contexte historique des pratiques religieuses fon au Dahomey.